Yémen, la septième guerre

Décembre 2018, Mocha, gouvernorat de Taez, Yémen.

Je vois ce pick up qui déboule à fond dans la cour de l’hôpital, il y a une mitraillette fixée à l’arrière, une arme qui me paraît gigantesque par rapport au type qui est censé la manœuvrer à l’arrière – et qui a les yeux d’un fou d’ailleurs, l’air ahuri, un foulard sur la tête, à moitié ensablé. Le véhicule entre, le gravier de la cour vole partout, dérapage de l’engin, la poussière décolle du sol. Et la fameuse cloche sonne. Elle sonne à chaque entrée de véhicules aux urgences, le son est typique, j’imagine que sur le long terme, il doit être angoissant ce son, quand même. La cloche sonne, les urgentistes rappliquent avec leurs civières, et les corps sont déchargés. Vivants, à moitié vivants, ou morts. Je me souviens de cette famille qui arrivait des champs de Mawza, à une petite heure de Mocha, là où nous travaillons. L’endroit est farci de mines: les routes, principales et secondaires, les champs, les abords des villes et des villages. Les mines, partout, invisibles, pour ralentir l’avancée des troupes au sol, soutenues par la coalition. Ils sont 4, tous de la même famille, ils étaient dans un champ quelques heures avant en train de vivre leur vie de tous les jours, leur vie normale quoi, et il y en a un des quatre qui déclenche une mine en marchant dessus. L’histoire est banale tellement elle est répandue dans cette zone du Yémen. Le temps de trouver une voiture pour venir, le temps de bouger les quatre blessés, le temps, le temps… le temps de mourir sur la route pour deux d’entre eux, le temps suffisant pour être sauvé pour les deux plus jeunes. L’un a un tout petit trou dans le crâne, qui pourrait ressembler à un gros bouton de moustique qu’on aurait trop gratté. Et c’est tout le vice de la guerre, de cette guerre, c’est que ce tout petit trou, c’est la voie d’entrée d’un petit bout de shrapnel, d’éclat donc, qui est propulsé à très haute vitesse, et qui fait donc des dégâts monstrueux alors que de loin, tout cela paraît quand même très anodin. Le gamin est pris de convulsions, il a les yeux tout blancs, des pansements collés un peu n’importe comment sur la tête, le bras. Elma l’anesthésiste s’acharne à le secouer, lui balance de la lumière dans les yeux, et elle a l’air ni très optimiste ni très rassurée. Et je pense que c’est son grand-frère qui est avec lui, et qui lui a l’air de s’en sortir un peu mieux. Donc on a ces deux gamins, deux corps arrivés froids, tout ça en l’espace de cinq petites minutes. Sur le long terme, je me dis vraiment que cette cloche doit être anxiogène. Le plus petit des deux, avec sa piqûre de moustique, il faut l’envoyer à l’hôpital d’Aden car ici, nous ne pouvons pas lui faire le scanner dont il aurait besoin. Aden qui se trouve à cinq, six heures de route, sur laquelle j’imagine beaucoup de gens sont morts parce qu’ils n’avaient pas accès à des soins assez rapidement, faute de véhicule, faute d’argent, la faute à pas de chance.
Mocha, c’est un hôpital où défilent des gens littéralement sans aucune autre option de soins sur 400 bornes, et souvent entre la vie et la mort. C’est un hôpital sous tentes, dans lesquelles s’engouffre le vent le soir, où les bruits d’artillerie lourde, en réparation chez le voisin, s’alternent avec le son des électrocardiographes. C’est un bloc opératoire où des chirurgiens se relaient nuit et jour pour sauver des personnes qui ont mis le pied au mauvais endroit, sont dans la mauvaise rue au mauvais moment… ou ont juste besoin d’une césarienne pour accoucher. En une semaine, je me souviens que sur trois césariennes – et très honnêtement, je n’ai pas eu le courage d’assister à toutes – deux bébés sont morts. Le troisième était particulièrement gros et braillait vraiment très fort, ce qui nous a fait à tous très plaisir. Je me souviens de certains regards pesants du personnel médical, d’une quantité de sang au sol qui me paraissait vraiment ahurissante, à se demander comment un contenant humain peut engranger autant.
C’est ça l’hôpital de Mocha, un entre-deux, un état intermédiaire entre deux extrêmes, la vie et la mort, à deux heures d’une ligne de front qui produit son lot de blessés quotidiennement. La scène se joue dans un désert en bord de mer, quelques cailloux par ici et par là, beaucoup de checkpoints avec des hommes armés sous qat, un peu défoncés même le matin. La scène se joue à huis-clos partout au Yémen, en guerre depuis mars 2015.

Ce travail a été réalisé pour Médecins Sans Frontières au cours de trois déplacements au Yémen entre mars 2018 et mai 2019, dans les gouvernorats d’Aden, Amran, Hodeidah, Saada, Sanaa et Taez. J’y ai documenté les conditions de vie à l’intérieur de la ville de Hodeidah, sur laquelle une offensive militaire a été lancée en juin 2018, ainsi que les conséquences des bombardements sur les civils vivant dans le gouvernorat de Saada, au nord du pays, le plus bombardé par la coalition. Fin décembre 2018, je me suis également rendue à Mocha, dans le gouvernorat de Taez, où les mines font des ravages immenses, blessant ou tuant notamment des enfants, et empêchant les familles de cultiver leurs champs.

Les faits

Le 22 mai 1990, la République arabe du Yémen, au Nord, et la République démocratique populaire du Yémen, au sud, fusionnent pour former un seul État, la République du Yémen. Ali Abdallah Saleh, le fondateur du Congrès général du peuple, son parti politique, en devient le président. Entre 2004 et 2010, six guerres éclatent dans le nord-ouest du pays, et plus précisément dans le gouvernorat de Saada, fief de la minorité rebelle houthiste. Aussi connus sous le nom d’Ansar Allah, les Houthis s’opposent alors au gouvernement en place, celui d’Ali Abdallah Saleh. Dans le sillage de ces six guerres naît en 2011 un mouvement de contestation populaire s’inspirant des “printemps arabes”, qui entraîne la chute de Saleh. En 2012, Abdrabbo Mansour Hadi, l’ancien bras droit de Saleh, est élu président. Saleh s’allie alors aux rebelles houthis, anciennement rivaux, contre le pouvoir en place dirigé par Hadi. En septembre 2014, les Houthis prennent le contrôle de la capitale, Sanaa. Le 25 mars 2015, ils s’emparent de l’aéroport d’Aden, tout au sud du pays. Commence alors la bataille pour le contrôle de la ville, entre les Houthis, les forces loyales au Président Hadi et les milices du mouvement sécessionniste du sud. Le 26 mars 2015, une coalition internationale, dirigée par l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, lance l’opération aérienne “tempête décisive” pour contrer l’avancée des rebelles vers le sud du Yémen.

Six années se sont écoulées depuis le début de la guerre, des estimations basses suggèrent un bilan humain s’élevant à plus de 100 000 morts. Les civils paient le prix fort, premières victimes des bombardements de la coalition et des combats au sol entre les forces loyalistes et les troupes d’Ansar Allah, elles-mêmes à l’origine de lourdes pertes civiles, notamment par leur usage intensif de mines à l’ouest du pays.

Khamer, avril 2019 – (gauche) un militaire devant la mosquée de Khamer. (droite) deux enfants jouent dans les rues du centre de Khamer.

(gauche) Aden, décembre 2018. Quartier de Crater. (droite) Khamer, avril 2019. Camp de personnes déplacées de Dahadh.

Hôpital MSF de Mocha, décembre 2018. Portraits de Said Mohammed (gauche) et Fatma (droite), le père et la grand-mère d’Amarah, 8 ans, blessée dans l’explosion d’une mine alors qu’elle jouait dans les champs avec ses amis.

Saada, avril 2019. (Gauche) Ayman, barbier, a perdu 28 membres de sa famille dans le bombardement de sa maison par la coalition en 2015. (droite) La maison de Faez a été détruite par une frappe aérienne de la coalition en 2015 – sa mère est morte dans le bombardement.

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